Nous entendons les experts nous parler de la nécessité d’une reprise de la production et des risques d’endettements trop élevés des états.
Nous entendons parler d’une hausse nécessaire du temps de travail, et en même temps d’un chômage massif à venir.
Qu’en est-il vraiment et quels effets à long terme peut-on attendre de cet arrêt de pans entiers de notre production de richesses ? Va-t-on pouvoir retrouver un cours normal et dans quels délais ? Les effets seront-ils structurels ou conjoncturels ? Et n’est-il pas souhaitable de remettre en question un système qui ne sait pas s’arrêter 3 mois pour reprendre ensuite presque normalement ?
- Quelles pertes de richesses ?
Dans un premier temps, il est utile de faire un état des lieux. Beaucoup vont penser à ce stade que je vais sortir une myriade de chiffres incompréhensibles et incomparables les uns avec les autres.
Mais l’objectif de cet article n’est pas de décliner des chiffres pour en faire une analyse partiale et orientée, et qui pourraient très souvent démontrer un raisonnement contraire.
Il s’agit ici de réfléchir à la société, à notre système de production marchand qui valorise la drogue et dévalorise le travail essentiel d’un éboueur. Qui valorise de savoir jouer au ballon plus que de s’occuper des malades dans les hôpitaux.
Il s’agit de réfléchir sur le sens réel de ce qu’est une richesse, ce qui augmente la richesse d’une nation et ce qui l’appauvrit.
Et pour cela, pas besoin de chiffres, juste de réflexion sur ce qui s’est arrêté, ce qui doit reprendre, ce qui devrait ne pas reprendre ou dont la reprise n’est pas forcément nécessaire pour avoir le même niveau de vie.
Cette crise a montré que les secteurs publics qui sont considérés habituellement comme des coûts sont en réalité le socle de la société et de tout ce qui peut faire richesse. Nous pouvons arrêter de produire un film mais nous ne pouvons pas arrêter de faire travailler la police, les hôpitaux, mais aussi l’éducation nationale.
La notion de régalien ne s’arrête pas au maintien de l’ordre.
La richesse n’est donc pas que marchande. Elle est d’abord ce que produisent des femmes et des hommes pour améliorer la vie de chacun.
Et ces richesses peuvent être immatérielles ou matérielles, ponctuelles ou structurelles et cumulables.
La perte de qualité d’un service public, la perte d’un bâtiment, la perte d’une forêt… est une perte de richesse bien plus importante que la perte d’un match de foot ou le manque de vision d’un match, la baisse d’un cours d’une action qui le lendemain pourra reprendre sa valeur sur de seuls paris sur l’avenir.
Alors qu’avons-nous vraiment perdu pendant ces quelques mois ?
- Que faut-il « rattraper » ?
En ces termes de richesse, la perte à rattraper n’est à considérer qu’au niveau des productions structurelles et cumulables qui n’ont pas été maintenues.
Par exemple, un avion qui n’a pas été produit alors qu’il aurait dû l’être ne permettra pas de transporter des gens pendant les 3 mois de retard. En cela c’est une perte de confort et de niveau de vie, et donc une perte de richesses qu’il pourrait être souhaitable de rattraper.
Tout ce qui est de l’ordre extractif (agriculture, minier) peut être considéré comme une perte potentiellement à rattraper.
Les produits industriels comme les vêtements, les outils, … pourraient venir à manquer ou devenir rares alors qu’ils restent essentiels.
L’immobilier est une richesse qui se cumule, surtout si la répartition permet à tous de se loger.
Par contre, le fait de ne pas avoir pu boire des coups à une terrasse n’est pas une perte à rattraper. C’est un loisir qui aura manqué sur le moment mais qui n’a de valeur que dans le présent. Il n’y a donc pas de perte pour la richesse de la société et le fait de rémunérer les serveurs comme avant ne devrait pas poser de problème vu que la richesse physique nationale n’a pas diminué du fait de leur arrêt de travail.
Attention, il ne s’agit pas de dire que leur travail est inutile. Ils ne sont pas oisifs comme en parlait Adam Smith au 18ème siècle. Les loisirs dans la durée permettent une amélioration du confort de vie et donc un niveau de vie meilleur. Mais c’est une richesse ponctuelle qui ne se perd pas dans le temps. Elle se gagne sur le moment.
Dès lors, la perte ne serait pas dans une question de rattrapage mais de possibilité de reprise. Ne pas créer les conditions de sauvegarde des employés et des structures (cinémas, bars, stades, …) créerait une perte nette de confort, de niveau de vie, au moment où les conditions seraient réunies pour une reprise de ces activités. C’est d’ailleurs le sens du statut des intermittents du spectacle ou, dans d’autres sphères, les remplaçants dans l’éducation nationale. La richesse de la nation n’est pas seulement dans ce que ces personnes produisent, mais dans la disponibilité permise par la nation pour qu’ils produisent quand c’est nécessaire ou possible.
De nombreuses fonctions dans notre société consistent à gérer tout simplement des flux de marché pour pouvoir répartir ces richesses (bourses) ou les exploiter (commentateurs sportifs). Le fait que leur fond de commerce (activités de loisirs notamment) se soit arrêté n’est pas non plus une perte de richesse dans la durée. C’est juste une pause.
Quand nous parlons de pertes à rattraper, il faut aussi considérer les gains de richesses.
Or la richesse des pays n’est calculée quasiment que sur la base des échanges sur les marchés, sur la base des flux.
Ainsi, une guerre est considérée comme une chance économique parce que ce qui compte pour faire de la croissance du PIB, c’est de pouvoir construire et vendre une maison, alors que si tout le monde est propriétaire de sa maison, les flux disparaissent ou diminuent (financiers avec les loyers, physiques avec la construction et la vente de maisons).
Les actifs d’une nation ne sont que très peu pris en compte, qu’il s’agisse d’actifs matériels (infrastructures physiques) ou immatériels (services publics, culture, connaissances, éducation…). Un pays peut être en croissance tout en diminuant ses actifs, ce qui est un contre-sens. L’état de l’environnement (air respirable, eau potable naturellement, biodiversité…) n’est pas valorisé par le PIB.
Pourtant ce sont les richesses essentielles qui permettent un niveau de vie conséquent, bien plus que ce qui est pris en compte dans le PIB. Avoir de l’air gratuit est une richesse bien plus grande que si l’on avait les sous pour acheter des bonbonnes d’air nécessaires pour survivre. Pourtant le PIB valoriserait la seconde possibilité et pas du tout la première.
La crise sanitaire n’a donc pas créé que des pertes de richesses.
L’air est moins pollué. Les gens ont pu prendre le temps d’écrire à leurs proches et de retisser des liens. Certains se sont mis à coudre, écrire, lire, bricoler, pâtisser, jouer avec leurs enfants, …
Enfin, il faut tenir compte des richesses produites pour créer d’autres richesses et qui n’ont pas eu besoin d’être produites. Ainsi, avoir réduit les déplacements n’a pas coûté de l’essence. Avoir réduit les temps au travail a pu réduire le nombre de cas de burn out qui nécessitent un suivi psychologique, un travail, et donc une dépense qui n’a pas eu lieu…
Un caissier de cinéma n’a pas eu à faire garder son enfant par une assistante maternelle pendant qu’il travaillait, il a eu la possibilité de garder son enfant lui-même. Le PIB perd la valeur d’échange de la rémunération de l’assistante maternelle alors que la richesse produite (garder et élever un enfant) a été produite, et en plus directement par le père ou la mère.
Toutes ces dépenses qui sont autant de richesses selon le PIB sont en réalité des coûts nets pour la société, coûts qui ont diminué pendant la période de confinement.
Il y a donc bien eu des ralentissements dans des productions de base qui vont provoquer une perte potentielle de niveau de vie et éventuellement des hausses de prix.
Mais en réalité il s’agit d’une portion très restreinte de l’économie et une perte bien faible par rapport à ce qui est nécessaire pour bien vivre.
A l’inverse, cette pause a permis à la Terre et aux citoyens de respirer un temps qui pourra être bien bénéfique à l’avenir.
Logiquement, le rattrapage n’est pas nécessaire pour l’immense majorité des secteurs d’activité. Il s’agira juste de reprendre (comme le championnat de foot qui n’aura perdu que quelques parties de foot, ce qui n’aura pas de conséquences structurelles sur les parties de foot de la saison prochaine).
- La reprise sera-t-elle compliquée ?
Le système productif n’a pas été touché par la crise. Il n’y a pas eu de destruction des structures productives.
Seul le manque de finances peut créer des conditions de faillite artificielle là où, en réalité, les compétences sont présentes, les machines sont présentes, et la demande est juste en pause.
C’est à nouveau le système financier qui pourrait être défectueux pour assurer une reprise des activités dans de bonnes conditions et créer des pertes de production au moment de la reprise alors que physiquement, tout est présent pour reprendre.
Au contraire même, la logique voudrait que l’on puisse prévoir des embauches pour augmenter la production là où des rattrapages pourraient être demandés par la population. En étant cohérent, c’est une période de croissance qui devrait être prévue pour les mois suivant la crise sanitaire.
Il y aura bien sûr des machines grippées qu’il faudra faire redémarrer, des travailleurs qui devront retrouver un rythme de travail. Mais la consommation qui permet la production dans le système de marché ne sera défectueuse que si les consommateurs auront été étouffés par des pertes monétaires pendant la période. Et les consommateurs, ce sont les particuliers, mais aussi les entreprises et les Etats.
Cette crise économique liée à l’arrêt de pans entiers de notre système productif ne devrait donc s’accompagner d’aucun effet structurel si le financement reste constant et n’est pas un poids anormal pour l’avenir.
- Les dettes doivent-elles être remboursées ? Y a-t-il une perte de pouvoir d’achat ou de produits à acheter ?
Dès lors que la perte réelle de richesses est faible, voire annulée par les gains, les effets d’un maintien des rémunérations est logique puisque le niveau de vie devrait être maintenu. Si le marché n’a pu permettre la création monétaire correspondante et sa distribution, le fait que la banque centrale crée cette monnaie et la distribue est un gain pour la société puisqu’elle permet d’éviter un déséquilibre financier qui ne serait qu’une image fictive et tronquée de la réalité physique des richesses du monde (actifs et capacités de production).
Nous l’avons vu sur la question de la reprise, le problème n’est pas le système productif qui aurait du pouvoir faire une pause, mais le système financier qui ne sait pas gérer les pauses et demande des échéances permanentes réglées par le seul marché.
Or remplacer le marché pour financer l’économie crée des dettes qui n’ont aucun sens dans le temps. Pour aller plus loin, les marchés paralysés par la situation pourraient logiquement avoir à payer les états pour avoir permis de maintenir les trésoreries des citoyens et des entreprises, permettant une reprise rapide et quasi indolore, là où une paralysie complète détruirait les structures de production. C’est ce qu’il s’est passé lors de la crise financière des sub-primes qui a détruit une grande quantité de logements puis de structures économiques, alors qu’il ne s’agissait à la base que d’un problème de valorisations des actifs financiers.
De ce fait, monétiser les dettes d’Etats, créées pendant la période pour pallier le manque de financement de l’économie par le système financier classique, serait tout à fait logique et même nécessaire.
Nécessaire parce que ce même système défectueux pourrait mettre à mal les services publics dont nous avons vu pendant la crise qu’ils n’étaient pas un coût mais une richesse immense.
En demandant le remboursement rapide de ces dettes, en jouant sur les marchés et en augmentant les taux, ces marchés, dont les états ont fait le travail pendant la crise sanitaire, pourraient créer une crise économique majeure comme celles de la Grèce en 2009, ou de l’Argentine à la fin du 20ème siècle.
Il serait bien plus responsable de monétiser ces dettes et de gérer les risques d’inflation (très faibles en Europe) grâce aux marges productives que cette annulation des dettes donnerait aux Etats, notamment pour investir dans des structures de production plus durables[1].
- Un changement de système ?
Le président de la République dans son allocution du 16 mars 2020 a annoncé que le monde d’après ne serait pas le même.
La crise sanitaire a montré les difficultés du système de production et de marché actuel à s’adapter à une crise imposant simplement une pause.
Cette crise a montré les défauts d’orientation stratégique des marchés qui ont mené à des choix de court terme délaissant les richesses les plus essentielles dont font partie les services publics.
Comme en 2008, c’est le système financier, entièrement laissé aux individualités, qui risque de faire défaut, incapable de faire des choix responsables macro-économiques.
Comme en 2008, ce sont les états, les collectivités locales, les administrations, les services publics, les banques centrales, … qui permettent d’éviter un effondrement de l’économie de marché.
Comme après 2008, nous entendons déjà ces mêmes tenant de l’économie ultra-libérale, ces mêmes personnes qui ont prôné les baisses de « charges » (sans voir qu’il s’agissait de cotisations, de richesses cumulées pour préparer l’avenir) qui dénoncent les prises de risque insensées des états qui accumulent des dettes qui ne pourront être remboursées … si leur système est préservé.
Et ils ont raison.
Si nous ne changeons pas le système financier, le calcul des richesses, la manière de répartir ces richesses, … alors, nous allons vers une catastrophe économique et humaine, parce que les états ne pourront rembourser, les entreprises ne recevront plus les commandes des états, les citoyens seront appauvris par le chômage ou la perte des revenus pendant la crise…
Tout cela pourrait être évité en retrouvant le sens de ce qu’est notre richesse collective, ce qui fait notre niveau de vie, pas seulement en le comptant en monnaie gagnée sur un marché, mais simplement en capacité d’accès et donc de production à des biens et services.
Ne pas monétiser les dettes produites pendant la crise que ce soit par les états mais aussi par les entreprises (y compris le report des cotisations ou impositions) provoquerait une crise économique purement artificielle, simplement en étouffant les acteurs économiques alors que la monnaie n’est qu’une écriture et une question de confiance.
Or la confiance se gagne en prenant des décisions responsables, des décisions prenant en compte la réalité et pas des paris sur les marchés.
L’économie doit à nouveau tenir sur deux pieds.
Une liberté de marchés avec des choix individuels, mais aussi une gestion à un niveau collectif des biens et services nécessaires pour la continuité et l’amélioration des conditions de vie.
Cela suppose de redonner la capacité aux Etats de gérer la création monétaire, et aux particuliers de ne plus dépendre du seul travail qu’ils ont effectué dans le mois précédent (par exemple en recevant un revenu minimum qui leur permette de s’arrêter de travailler pour le marché quand c’est nécessaire)[2]. Arrêt qui est parfois une production collective plus essentielle encore.
Une économie durable, des services publics valorisés, un système marchand présent mais pas dictatorial.
Nous avons ici non pas une récession mais bien une chance qui pourrait se présenter… si nous faisons les bons choix.
Le premier de ces choix à faire est de monétiser les dettes créées pour gérer la continuité pendant l’urgence sanitaire.
[1] Il est utile de lire l’excellent article de Christian Chavagneux sur la possibilité d’annuler les dettes détenues par les Etats contre des investissements verts https://www.alternatives-economiques.fr/annulation-dettes-souveraines-bce-soyons-iconoclastes/00092460
[2] Et bien d’autres possibilités comme le capital de base proposé par Piketty, ou une prise en compte différenciée des investissements durables.